Vol yogique
Comment m'étais-je retrouvé dans cette galère immonde ?
Mathilde ma copine m'avait trainé dans ce bouge télévisuel présidé par un animateur gras, vulgaire et insolent. Pour participer à un direct nauséeux que les mauvaises bières des téléspectateurs ne pouvaient rendre moins glauques.
Sujet de la soirée : le vol yogique, pour bien ridiculiser le yoga, les orientaux et le dénommé bouddha par la même occasion. Il y avait même une démo de sauteurs lotusiens pour justifier des rires graveleux en cascade des présents qui ne se rendaient même pas compte du mal profond qu'il faisait. J'étais en colère grave avec une envie de tuer le présentateur vedette.
Soudain en pleine démo, le sauteur yogique proposa à un téléspectateur d'essayer le saut. Mathilde me poussa fort et de surprise je me levais. Le piège se referma. Désormais Mathilde prit pour moi les traits du diable et je n'avais plus qu'une hâte lui dire que je la détestais sans retour.
Soudain un sentiment étrange explosa en moi. Je me mis dans la position du lotus. La voix du sauteur et les applaudissements imbéciles ne me parvenaient plus. Rien ne me touchait, pas même le décès virtuel de ma fiancée déchue. Je fermais les yeux.
Je me refusais à tenter de sauter sur mes cuisses. Je ne sautais donc pas mais je me mis à léviter à 80 cm du sol, sous les yeux de milliers de spectateurs plus stupéfaits qu'incrédules.
Encore un effort mental et je commençais à avancer. Ce fut la panique, tous, n'envisageant même pas un possible trucage se mirent à fuir, trois gogos moururent écrasés.
Ma lévitation ne m'étonna même pas, elle était le prolongement de mon esprit. Cela me semblait naturel, mais fatigant comme un calcul mental difficile, genre extraite une racine carré e tête. Oui, cela me semblait vraiment très naturel.
Depuis Mathilde m'a demandé de recommencer juste avant que je la révoquer de ma vie. Les médias, les flics, les scientifiques, les militaires m'ont fait la même demande. J'ai dit que je ne comprenais pas et j'ai toujours fait échouer toutes les tentatives qu'on m'a demandées d'effectuer.
Mais à partir du moment où je suis seul dans mon logis, dès que je me suis assuré qu'aucune caméra ne me regarde, je m'assois sur le sol et entourant les jambes de mes bras, je me soulève du sol et je m'affranchis de la gravité en ne glissant plus sur le plissement de l'espace-temps et en vivotant des heures entières. Et pendant mes vols, je ressens une plénitude que je ne partagerai jamais. Il leur reste les images enregistrées sous tous les angles du prodige, des hypothèses et des curiosités qui me sont définitivement indifférentes.